C'est
un article d'une trentaine de pages paru aux Presses de Sciences Po
en 2007. L'enquête date un peu mais ce qu'on y apprend est toujours
très actuel.
A
l'époque, l'auteur (Lionel Okas, mais c'est un pseudonyme) décide
de travailler sur le cas de Radio France et de France 3 : deux
entreprises qui abusent un peu, beaucoup, passionnément des CDD à
répétition... A tel point qu'elles ont dû rationaliser tout cela
et créer le planning. Le droit du travail en a pris un (gros) coup.
Mais ça fait 30 ans que ça dure...
On
a pensé que ça pourrait vous intéresser. Voici la fiche de
lecture.
NB : cette étude n'évoque que le cas des journalistes mais la précarité concerne aussi les animateurs, les techniciens et les administratifs bien sûr.
Comment
expliquer qu'un système de précarité régulièrement condamné par
les tribunaux continue d'exister dans une entreprise de service
public ? C'est la question centrale posée par Lionel Okas dans
cette enquête. D'autant que les « victimes » qui
tournent 3, 4, 5 ans ou plus sur le réseau (sans garantie
d'embauche) sont des journalistes, une population qui dispose a
priori de nombreuses ressources pour se mobiliser. L'auteur avance
plusieurs raisons et commence par un rappel historique.
Le
planning, ça n'a pas toujours existé !
L'amnésie
collective du type « ça a toujours existé » en
prend un coup. On apprend que le système a été bricolé dans les
années 80, période où la précarité a explosé en France au
détriment du CDI et du temps plein. A Radio France, le planning a
ensuite été centralisé à Paris au début des années 90 d'après
le modèle qu'on connaît aujourd'hui : une seule personne gère
la destinée de plus d'une centaine de journalistes et décide de qui
travaille et de qui ne travaille pas (p. 87-89).
On
n'a pas le choix, se disent les précaires
Pourquoi
ça tient ? Les jeunes journalistes eux-mêmes se disent qu'ils
n'ont pas le choix : l'entrée dans le métier est précaire,
quel que soit le média choisi. Peu importe finalement si
l'audiovisuel public est le seul secteur où un système aussi poussé
de précarité a été mis en place. Par ailleurs, l'encadrement de
Radio France accompagne ce « tour
de France »
d'un discours créé après coup et qui présente ce passage obligé
comme une étape positive : c'est « une
école après l'école »,
« un
complément de formation ».
Peu
importe donc que le système soit illégal car au fond personne ne le
sait vraiment : « La
méconnaissance du droit social est très répandue parmi les
travailleurs précaires » (p. 104).
Lionel Okas cite même quelques exemples cocasses : « Face
aux pratiques illégales de son employeur, une journaliste inscrite
au planning de Radio France depuis un an prétendait le plus
sérieusement du monde que celui-ci devait bénéficier d'une
dérogation, parce que sinon ça ne serait pas possible... Une autre,
rédactrice précaire à France 3, n'envisageait pas qu'un tribunal
puisse sanctionner une entreprise appartenant à l'Etat. » (p.
104)
Un
système illégal pourtant...
Et
pourtant, la justice condamne régulièrement ces pratiques :
« dans
l'audiovisuel, la chambre sociale de la Cour de cassation a rendu une
trentaine d'arrêts depuis 1991, construisant une jurisprudence
précise et constante et requalifiant systématiquement en CDI les
CDD successifs quels qu'en soient les motifs »
(p. 97). Mais cela, pas grand monde n'ose le dire dans un système où
la mise à l'épreuve est permanente. A chaque fin de contrat, le
précaire est évalué par un rédacteur en chef, qui envoie le
document à la DRH à Paris ; évidemment mieux vaut pratiquer
l'autocensure et choisir la loyauté vis à vis de la hiérarchie...
Au final, ce rapport individualisé entre l'employeur et l'employé
ainsi que la dispersion géographique des précaires ne favorise pas
la mobilisation. D'autant que les plus anciens, plus enclins à
contester, sont poussés à la sortie au delà de 4 ans de planning
(« Livre blanc spécial précaires », SNJ Radio France,
avril 2005).
Cette
« agence d'intérim interne » (p. 85) présente en fait
trop d'avantages pour que la direction y renonce. L'auteur fait même
un parallèle avec un secteur bien différent (p. 85) : « En
changeant
simplement le nom de l’entreprise, ce témoignage d’un chef de
rayon dans la grande distribution correspond de manière remarquable
à la situation que nous avons étudiée [dans le service public de
l'audiovisuel] : “les
CDD à répétition sont plus rentables pour l’employeur que les
CDI. Les personnes s’investissent au maximum dans leur travail,
espérant un CDI à la clé. Carrefour, par sa gestion du personnel,
se permet d’avoir un turn-over
très
élevé, sans que cela lui coûte”
(Cingolani, 2005). »
...et
un système ambigu
En
plus de son caractère illégal, le système du planning comporte
également une ambiguïté fondamentale : il est présenté
comme un passage obligé vers la titularisation. C'est vrai dans bien
des cas mais ni France 3, ni Radio France ne sont en mesure de
promettre une titularisation ; cette « règle du jeu »
est d'ailleurs signifiée à tous les nouveaux entrants. « Le
planning est une antichambre de Radio France, sans que ce soit
explicité comme tel. On ne peut pas promettre une intégration et
dire à quelqu’un qu’il va être embauché. (...) À un instant
“t”, le journaliste devra correspondre au profil du poste à
pourvoir. Il n’y a pas d’absolu de l’intégration »,
déclare un directeur de
locale (p. 92).
On
n'a pas le choix, entonne la direction
Du
côté des cadres, la principale justification est économique :
« une entreprise, elle a des limites. Et une entreprise
comme Radio France, elle a forcément des limites terribles. Elle a
un budget, elle a une tutelle qui surveille les embauches comme le
lait sur le feu, qui surveille le nombre de journalistes. (…) La
tutelle exerce un poids pesant, c'est la vie. C'est le service
public », déclare un cadre de Radio France (p. 94-95).
Radio France et France 3 sont en effet soumises à la tutelle de deux
ministères : celui de l'Economie et des Finances, d'un côté,
et celui de la Culture de l'autre. Le financement est voté par le
Parlement, assuré en très grande partie par la redevance (90% du
budget à Radio France). En revanche, les tutelles n'interviennent
pas dans le détail des politiques de gestion des effectifs, sinon
par l'enveloppe globale attribuée (p. 95).
Un
système jamais remis en cause
Depuis
les débuts de la précarité organisée dans le service public il y
a trois décennies, des mouvement de contestation ont certes déjà
eu lieu mais aucun n'a jamais réussi à remettre en cause le système
lui-même. A chaque fois, la mobilisation aboutit à une
régularisation d'un certain nombre de journalistes assortie
d'engagements plus ou moins tenus par la direction. A France 3, la
seule mobilisation de précaires mentionnée par l'auteur remonte à
l'automne 1999 (p. 103) au sein de la rédaction nationale mais elle
portait sur des revendications salariales et sur la titularisation
des « historiques ». A Radio France, c'est la même
histoire ; les deux dernières grandes vagues de titularisations
ont eu lieu en 2000 au moment des 35 heures (55 postes ont été
créés et pourvus par des journalistes du planning) et en 2005 après
un accord entre syndicats et direction (p. 92). On régularise mais
on ne renverse pas un système qui crée perpétuellement de nouveaux
précaires.
Conclusion
Au
final l'article s'achève sur un constat : « Le
gros problème de
France 3, c'est vraisemblablement de ne pas avoir
de politique de l'emploi
mais des politiques de régularisations »,
explique un ancien cadre de la chaîne (p. 108). La remarque
s'applique aussi à Radio France malheureusement...
« Ce
n'est pas le moindre des paradoxes d'assister dans le service public
à la généralisation de pratiques illégales dont les résultats
(CDD à répétition sur plusieurs années) rejoignent certains
projets de refonte globale du droit du travail défendus par le
Medef. La mise à l'épreuve permanente qui résulte de ces systèmes
de précarité n'est pas sans rappeler non plus la période d'essai
dérogatoire de deux ans introduite par le contrat nouvelle embauche
(CNE) dans les petites entreprises, et que le gouvernement Villepin
voulait étendre à l'ensemble des entreprises avec le contrat
première embauche (CPE).
Les
systèmes de précarité bricolés par France 3 et Radio France
participent eux aussi, sans même l'avoir théorisée, à la remise
en cause de la clé de voûte de la plupart des droits inclus dans le
Code du travail : le contrat de travail à durée
indéterminée. »
(conclusion, p. 108-109)
Avis
aux candidats : pour votre entrée dans la vie active,
le service public n'a donc rien trouvé de mieux qu'un début de
carrière dans la précarité pendant plusieurs années, sans fin
prévisible et dans l'illégalité.
Références :
Lionel
Okas, « Faire de
nécessité vertu »
Pratiques de la précarité des journalistes dans deux entreprises
d'audiovisuel public, Sociétés contemporaines, 2007/1 n°65, p.
83-111.